Il est 6 heures du matin à Niafunké. Aux premiers rayons de soleil, des véhicules Mercedès 190, le même genre d’automobile que les taxis jaunes de Bamako, s’apprêtent à rallier Tombouctou, la Mystérieuse...
Kaga Maïga, grand, robuste et teint foncé, est un des chauffeurs les plus sollicités de la ville pour sa ponctualité et son sérieux. Les clients se bousculent donc pour effectuer leur réservation. A défaut, il faut se réveiller tôt pour espérer être du convoi.
Depuis la crise de 2012, Kaga Maïga effectue quotidiennement des allers retours sur les 160 km de cet axe familier. Ce mardi matin, nous sommes à l’autogare pour louer ses services. Une vingtaine de personnes installées sur des bancs attendent les véhicules qui doivent les transporter à Tombouctou. Du côté des passagers de Kaga, l’impatience le dispute à la colère à cause d’un retardataire, Khalifa Konaté. Une demi-heure après le rendez-vous fixé, le trainard finit par apparaitre. « Tu faisais quoi ? Regarde l’heure, tu nous as mis en retard », l’apostrophe un Kaga Maïga, visiblement énervé par la désinvolture du client. Confus et un peu honteux du dérangement occasionné, Khalifa Konaté présente ses excuses à tout le monde pour éviter d’autres reproches. Le véhicule peut enfin démarrer. Ses passagers rejoignent la ville sainte soit pour des consultations à l’hôpital régional soit pour des raisons professionnelles.
C’est le cas de notre retardataire du jour qui travaille dans le bâtiment et vient rencontrer à Tombouctou un haut cadre qui le sollicite pour son chantier. Et son retard, il l’avoue, est imputable à sa peur de l’insécurité. Khalifa Konaté trainait les pieds car il redoute ce trajet Niafunké-Tombouctou sur lequel circulent tant de récits d’attaque, d’enlèvement et de banditisme. Le voyageur, dont la famille réside à Bamako, souligne, sans fard, sa crainte de mourir loin des siens. Ses confidences arrachent un fou rire à ses compagnons de voyage qui s’efforcent de le rassurer : « Garde ton sang froid ! Ici, tout le monde a peur, même nous les autochtones. Mais grâce à Dieu, aujourd’hui, nous parvenons à nous en sortir. On court moins de risques sur la route. N’aie pas peur, il n’y a rien à craindre ».
La glace étant ainsi brisée, la conversation s’engage logiquement sur les périls qui caractérisaient il y a peu ce parcours. Le chauffeur assure ainsi qu’il était impossible, en pleine crise, d’effectuer deux voyages sans être attaqué par des hommes armés totalement masqués par des turbans qui leur couvraient la tête et leur dissimulaient le visage. « En aucune manière, on ne pouvait les identifier. En ce temps, ces bandits nous faisaient tous descendre du véhicule et nous intimaient l’ordre de lever les bras avant de nous fouiller de haut en bas. On avait l’air d’être nous-mêmes des bandits arrêtés par la police. Ils nous volaient tous nos biens, nos téléphones, nous battaient souvent, allant même jusqu’à enlever les femmes de leur choix pour disparaître avec elles », se remémore Kaga Maïga. « Jusque-là, l’une de ces femmes victimes demeure introuvable alors qu’elle est mariée et mère de plusieurs enfants », se souvient-il.
Les autres passagers confirment ce récit en soulignant qu’en ce temps-là, avant de prendre la route, les femmes enfilaient des hidjabs noirs dans le but d’échapper aux brimades des bandits armés. « Bien qu’ils aient été malmenés et traumatisés par ces individus violents, chauffeurs et passagers ont généralement réussi à préserver leurs biens », indique le chauffeur. Kaga explique ainsi que les gens évitaient de voyager avec du liquide et utilisaient les transferts électroniques pour expédier leur argent à des connaissances logeant à destination. Les plus « traditionnalistes » confiaient tout simplement leur argent au chauffeur pour qu’il le cache dans un endroit sûr du véhicule.
Mais on croisait aussi des passagers allergiques à ces subterfuges qui estimaient que leurs poches restaient encore l’endroit le plus sûr pour leur argent. Kaga se souvient d’un groupe d’enseignants de Niafunké qui regagnaient leurs postes après avoir perçu leurs salaires dans une banque de Tombouctou. Malheureusement, ils se sont fait braquer sur le chemin du retour. « Ils n’ont pas voulu obtempérer. Ils ont accéléré et sont allés rouler sur une mine. Aucun des passagers n’a survécu à l’explosion », rapporte le chauffeur dont la voix s’enroue au souvenir de cet épisode dramatique.
Un silence s’installe, heureusement abrégé par l’air frais qui s’engouffre dans le véhicule et l’entrainante musique sonraï qui s’échappe des haut-parleurs. Les passagers renouent avec une humeur plus détendue et les conversations s’accordent sur la nette amélioration de la sécurité sur l’axe et dans les villages environnants grâce aux militaires et policiers qui viennent récemment de s’installer dans la zone.
Il faut croire que les mauvais souvenirs restent tapis dans les replis de la mémoire, ne demandant qu’un prétexte pour ressurgir. Et ce prétexte est survenu entre Goundam et Tonka, sous la forme de deux hommes de grande taille, en boubou, tenant en mains des bidons d’eau et des bâtons de berger, qui faisaient apparemment du stop pour gagner Tombouctou. Khalifa Konaté, l’œil toujours aux aguets, a vite fait de les repérer, d’alerter les autres passagers et d’inciter vivement le chauffeur à ne pas s’arrêter.Celui-ci n’en avait pas l’intention et l’automobile passe son chemin. Ce qui n’empêche pas notre compagnon de route de surveiller attentivement le rétroviseur pour vérifier que les inconnus ne le poursuivent pas.
Aucun autre incident ne vient troubler le voyage et après deux heures de route, la Mercedes arrive à Tombouctou où quatre des passagers sont attendus pour une formation au gouvernorat. Après les avoir déposés à leur destination, le chauffeur, pour éviter que Khalifa se perde en chemin, le conduit jusqu’à son domicile. A l’accueil, son logeur Hamma lui demande gentiment s’il a pu surmonter sa peur de venir à Tombouctou. Les épouses de son hôte le taquinent aussi sur le sujet mais, au fond, lui donnent raison. « De 2012 à 2020, on a eu chaud à Tombouctou. Il est arrivé des jours où l’on a même eu peur de se tenir à la porte de la maison, d’aller au marché, et ne parlons pas d’envisager de se promener à des heures tardives. On entendait des coups de feu à chaque instant et des balles perdues sifflaient dans l’enceinte de nos maisons. Encore aujourd’hui, la fille de notre voisin, Aïcha, souffre d’une blessure au pied causée par une balle qui l’a atteinte devant la porte de leur cuisine quand elle préparait le repas du soir. Jusqu’à présent, elle boîte », racontent les deux épouses de Hamma en prenant la parole à tour de rôle pour expliquer aux visiteurs leur vie durant la crise.
Mais, constatent-elles, tout ceci est désormais derrière elles grâce aux efforts des autorités de la Transition et à la montée en puissance des forces armées. On vit comme bon nous semble, personne ne nous oblige à faire quoi que ce soit, on s’habille avec le vêtement de notre choix, les cérémonies de rassemblement qui étaient interdites se font et les jeunes vont à leurs soirées de fête et à leurs promenades jusqu’à des heures tardives, relatent-elles en remerciant Dieu d’avoir vu ce jour.
Un marabout qui dispense des cours d’arabe aux enfants de Hamma, intervient dans la conversation pour témoigner qu’aujourd’hui, grâce à Dieu, on peut se déplacer librement dans la région de Tombouctou grâce à la présence massive des forces armées. « On ne peut faire un seul déplacement dans la zone sans croiser au moins une patrouille militaire », souligne l’érudit qui salue aussi les efforts des autorités pour faciliter les voyages dans les autres Régions du Nord, à Mopti et Bamako grâce aux vols militaires qui décollent de Tombouctou.
« Pour cela, il suffit de présenter sa carte Nina qui atteste que vous êtes de nationalité malienne pour pouvoir être transporté à zéro franc. Même ma tante Soumbou qui avait de la peine à respecter ses rendez-vous médicaux à Bamako, se déplace comme un pigeon voyageur maintenant. Elle est quasiment toutes les deux semaines dans la capitale, on remercie vraiment le bon Dieu de nous avoir accordé cette grâce ainsi que l’armée de l’air qui est présente à nos côtés », poursuit l’imam en égrenant son chapelet. Un responsable de l’armée de l’air de Tombouctou qui a tenu à garder l’anonymat, confirme que chaque semaine, les appareils militaires transportent, à partir de la Cité mystérieuse, une soixantaine de passagers, en majorité des civils munis de nombreux bagages.
Laissons le soin à Khalifa Konaté de tirer la conclusion de cette journée qui a débuté dans l’appréhension et s’achève dans l’optimisme. Il le fait le sourire aux lèvres : « Maintenant, je suis sûr qu’il ne m’arrivera rien du tout. Et je m’aperçois que tout ce que les gens me racontaient sur la zone sont fausses rien qu’en voyant les forces armées mobilisées sur la route et dans la ville ».
Fadi Cissé
NB : ce reportage a été réalisé avant le retour de tensions dans la région de Tombouctou

Ce reportage a été publié par le quotidien L’Essor, le 11/08/2023
