Moumouni Guindo, le combat contre la corruption

S’il est conscient des carences au Mali en matière de lutte contre la corruption et l’enrichissement illicite, le président de l’OCLEI se bat sur au moins deux fronts : améliorer les mécanismes de lutte existants; et susciter un réveil chez les Maliens pour sortir de la culture de l’impunité.

Président de l’Office central de lutte contre l’enrichissement Illicite (Oclei), actuellement à son 2e mandat, Moumouni Guindo est un homme disponible et, fait rare dans les institutions maliennes, ouvert à la presse et au contact avec les journalistes. Car il sait que sa mission a besoin du public et de ses relais, les médias.  D’allure stricte et réservée, il s’exprime pourtant d’abondance lorsqu’il s’agit de parler de la mission qui lui tient à cœur : parvenir à instaurer au Mali un dispositif réellement performant pour lutter contre la corruption.

Si le Mali a une expérience déjà ancienne de lutte contre la corruption, la mise en place de l’OCLEI devait permettre, en 2016, de passer à la vitesse supérieure. Or, si l’on en croit M. Guindo, il y a plus que jamais urgence. Récemment encore, participant à la 7e édition de la Semaine de la jeunesse, il décrivait une « situation effrayante » concernant la corruption au Mali. Et ce qui est « effrayant » est l’attitude des Maliens face à la corruption : selon une étude de 2016, on découvrait que 86% des jeunes n’étaient pas hostiles à la corruption; que 65% des jeunes enquêtés restaient passifs devant la corruption ; et même que 21% étaient admiratifs face à la corruption. Au-delà, donc, des instruments juridiques ou policiers, le problème est d’ordre culturel et social.

Intransigeance sous le CMLN

Sur le plan réglementaire, beaucoup a été fait, avec des périodes de plus ou moins grande sévérité. Moumouni Guindo connaît sur le bout des doigts cette histoire de lutte contre la corruption, à laquelle il a consacré un livre publié en 2021 * :  sous les militaires qui avaient fait chuter Modibo Keita, le cap est mis sur l’intransigeance.  « Le Comité Militaire de Libération Nationale (CMLN) avait pris une ordonnance pour dire que la sanction d’une atteinte aux biens publics était la peine de mort lorsque le préjudice atteignait 10 millions de francs maliens. Trois mois après, ils ont estimé que la barre avait été mise très haut, ils ont remonté le montant à 20 millions. » Dans les années 80, nouvelle étape : « pour accentuer la répression, l’atteinte aux biens publics a été considérée comme une atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat. » Deux lois importantes sont votées en 1986 : une loi qui institue le crime de corruption et une autre qui institue le crime d’enrichissement illicite. On institue également une Commission spéciale de contrôle et de lutte contre l’enrichissement illicite. Cette commission est dotée de moyens importants pour l’époque et « avait le pouvoir de convoquer tout fonctionnaire civil ou militaire et de lui demander de justifier un bien acquis, telle une maison. Et si la personne n’arrivait pas à justifier la source de ces revenus, le dossier était transmis à la redoutée Cour Spéciale de Sûreté de l’Etat. »

Sous les militaires, le régime fut donc très dur : par exemple, si une personne était poursuivie, tous ses biens étaient automatiquement saisis : maisons, meubles, voitures, champs, comptes bancaires… « C’est ce système qui était en cours quand la Révolution de 1991 est survenue, nous conduisant à la démocratie. Les acteurs du Mouvement démocratique ont estimé que ce mécanisme était trop sévère, attentatoire aux droits, aux libertés, au principe de justice. » En 1992, la Commission spéciale d’enquête sur la corruption et l’enrichissement illicite est dissoute, ainsi que la Cours spéciale de sûreté de l’Etat.

« Mais c’est là aussi que certains, aujourd’hui, estiment que le premier dérapage a été constaté. Le couvercle ayant été levé trop haut, les gens se sont adonné à la corruption à cœur joie, parce que les mécanismes répressifs se sont étiolés et que finalement le dispositif a perdu sa rigueur. » En 2001, l’ordonnance de 1974 a été intégrée dans le code pénal mais la peine de mort a été abandonnée. Le maximum de la sanction devenant la réclusion criminelle à perpétuité, pour un montant dépassant 50 millions F CFA. C’est le régime qui est toujours en place.


Corruption ou enrichissement illicite

Venons-en à la définition de la corruption : elle est, au sens juridique, un pacte entre deux parties (personne physique ou organisation) comprenant un corrompu et un corrupteur. Ce pacte consiste pour le corrupteur à donner ou promettre un bien matériel, pécuniaire ou toute autre prestation ayant un intérêt pour la personne qui reçoit, alors que celle-ci est chargée d’une mission professionnelle, officielle, à laquelle elle va donc déroger.

Il y a bien sur une différence de traitement pour la justice entre la corruption publique (agent ou organisme de l’Etat) et la corruption privée (société commerciale). Et on distingue aussi corruption active et corruption passive : la corruption est dite passive du côté de la personne qui reçoit et qui en contrepartie contrevient aux règles de sa charge ; tandis que la corruption est dite active du côté de la personne qui corrompt.

Ce qu’on appelle l’enrichissement illicite est d’une autre nature. C’est la situation d’un agent public dont le patrimoine ou le train de vie n’est pas en cohérence avec ses revenus légaux. Surtout sachant qu’il est interdit à un fonctionnaire de mener des activités lucratives. Cette disposition, absolue dans les années 70, a été par la suite atténuée : pas d’activité lucrative là où il peut y avoir conflit d’intérêt. Par exemple, un fonctionnaire du ministère des transports qui aurait un bureau d’étude intervenant dans ce même secteur.

Pour lutter aujourd’hui contre ces phénomènes, il faut noter tout d’abord la convergence de lois et règlements internationaux, permettant d’améliorer le cadre juridique et aussi la collaboration entre pays : conventions contre la corruption des Nations Unies ou de l’Union africaine, les Protocoles de la CEDEAO etc.  Au Mali, les organismes spécialisés n’ont pas manqué : Cellule d’Appui aux Structures de Contrôle de l’Administration (CASCA) ; Contrôle général des Services publics et Inspections ministérielles ; Cellule nationale de Traitement des Informations financières (CENTIF) ;  Bureau du Vérificateur général ; Office central de Lutte contre l’Enrichissement illicite ; Comité de suivi des recommandations issues des Etats généraux sur la corruption ; ou encore le Pôle économique et financier, ainsi que le Pôle judiciaire spécialisé.

L’OCLEI est le dernier-né de ces organismes. Créé (par ordonnance) sous la forme d’une autorité administrative indépendante, l’Office se concentre sur la lutte contre l’enrichissement illicite. D’abord par des actions de prévention et de sensibilisation, mais aussi en menant ses propres enquêtes, en développant des coopérations à l’international, et en menant des études et rédigeant des rapports qui documentent l’état de la corruption au Mali et permettent de formuler des recommandations. Moumouni Guindo parle, à propos de son organisme, de « chaînon manquant » dans le dispositif de lutte. C’est notamment le cas avec la capacité qu’a l’OCLEI d’identifier les biens illicites, au Mali et à l’étranger.

L’Office n’a mis à disposition du public que des rapports entre 2018 et 2020 (quid des années suivantes ?), soulignant dans son rapport 2020 qu’au titre de la contribution à la répression, l’OCLEI avait transmis à la justice 6 dossiers d’enrichissement illicite présumé, pour des biens évalués à 2 milliards 715 millions de FCFA. Pour comprendre la méthode d’identification de l’enrichissement illicite, le rapport précise avoir relevé sur les comptes bancaires des personnes incriminées des montants de 2, 588 millions de FCFA (de 2014 à 2020), alors que dans la même période, leurs revenus légitimes s’élevaient à 317 millions de FCFA…

Protéger les lanceurs d’alerte

L’OCLEI attend beaucoup aussi des signalements venus du public : on peut saisir l’Office, appeler son numéro vert, etc. Mais, reconnaît M. Guindo, le flux des signalements a beaucoup tari depuis les commencements. « Quand les gens se rendent à l’OCLEI ou appellent, ils posent des questions sur leur sécurité. C’est leur préoccupation », indique-t-il, pour regretter que le Mali n’ait pas encore adopté de mesures pour la protection des lanceurs d’alerte.

Mais à l’écouter, c’est la sensibilisation qui est le cœur de la mission : « je suis de ceux qui pensent que la répression est un outil de prévention. Cette valeur pédagogique est de nature à refreiner les pulsions criminelles de la moyenne des personnages, même s’il y a toujours des exceptions, car rien n’arrête certaines personnes. »

Pour ces criminels endurcis, il faut que la justice fasse son travail. Mais les carences sont connues : « il faut que nous ayons un système judiciaire efficace et opérationnel. Je suis magistrat et je dois admettre que notre justice n’a pas encore pu donner la pleine mesure de sa partition. J’ai été l’un des tous premiers juges du pôle économique et financier en 2000 et 22 ans après on doit pouvoir faire le bilan. Il y a en son sein la section des comptes, créée dans les années 1960 pour juger les comptables publics. A ce jour, quasiment aucun comptable n’a été jugé. Aucun comptable non plus n’a été enjoint, comme le prévoit la loi, de rembourser sur ses deniers un préjudice constaté dans les comptes publics. »

Rappelons aussi ce que disait, en 2013, le président de la Cour suprême : « de 1960 à ce jour, aucun comptable n’a été déchargé de sa gestion, faute de jugement. Cette situation ne saurait perdurer dans un Etat de droit. Car, ne pas juger les comptes de gestion des comptables publics équivaut à cultiver l’impunité ».

Parmi les autres constats qui ne tendent pas à l’optimisme, on note dans le rapport qu’au titre de l’évaluation des activités de lutte contre l’enrichissement illicite, l’OCLEI a reçu les rapports d’audits ou d’activités de 7 structures (sur 19 sollicitées), à savoir les structures de contrôle et la CENTIF (Cellule Nationale de traitement des Informations Financaires), le Vérificateur général, le Médiateur de la République, l’ARMDS (Autorité de Régulation des Marchés publics et des Délégations de Service Public), et la CNDH (Commission Nationale des Droits de l’Homme). Or « l’évaluation des activités révèle que seules 27,99% des recommandations des structures de contrôle sont mises en œuvre. Elle montre aussi que, hormis le BVG, les structures de contrôle, pour des motifs juridiques, ne saisissent pas la justice, ce qui favorise l’impunité. »

Commentaire de Moumouni Guindo : « Force est de constater que la concertation et la collaboration entre les différents acteurs demeurent insuffisantes face à l’immensité du défi. En témoignent, entre autres, l’inexistence d’un cadre formel de collaboration entre les services concernés ainsi que le faible taux de transmission de rapports d’audits et d’activités à l’OCLEI à sa demande. »

*  Editions L’Harmattan, avril 2021 : “Le contrôle des finances publiques au Mali. D’indispensables réformes”.

Oumar Sankaré

« C’est là que j’ai eu un déclic »

Avant d’être à la tête de l’Office depuis son démarrage en 2017, Moumouni Guindo, ancien énarque,  fut un magistrat de terrain : juge d’instruction au Tribunal de première instance de Ségou de 1996 à 2000, puis président du Tribunal du travail de Ségou, de 1998 à 2000, ceci avant d’être appelé au Pôle économique et financier de Bamako comme juge d’instruction, de 2000 à 2003 ; puis  vice-président du Tribunal de première instance de la Commune IV du district de Bamako. Il est chef de cabinet au ministère de la Justice et des Droits de l’Homme en 2015, puis secrétaire général du même département de 2015 à 2017. Il a occupé plusieurs fonctions au sein du Bureau du Vérificateur général (BVG) de 2005 à 2014.

Sa spécialisation dans l’audit et la finance est notamment passée par un MBA à l’Université de Montréal et par un Master 2 en finances publiques de l’Université de Strasbourg. Il est, depuis 2020, docteur en droit public, option finances publiques.

Son intérêt pour les affaires financières vient de loin : « mon premier dossier financier fut en 1997, j’étais à la deuxième année de fonction en tant que juge d’instruction à Ségou. Le tout puissant d’alors Contrôle général d’Etat a fait une mission à Ségou. Ils avaient découvert entre 100-125 millions de détournement au Trésor public de Ségou dans le cadre des pensions. L’Etat avait revalorisé les pensions et certains en ont profité pour monter de faux dossiers pour bénéficier de ces revalorisations de pension. Le CGSP avait saisi la police de Ségou qui avait arrêté deux individus venant de Kati. Ensuite j’ai reçu le dossier en tant que juge d’instruction. »

« En 1997 mes travaux m’ont fait découvrir qu’il y avait eu en fait 725 millions FCFA de détournements !  C’était un modus operandi simple :  on montait des dossiers en disant qu’untel personnage (fictif) est à la retraite, il a tel montant de salaire, avec la bonification il doit percevoir 25 millions FCFA. Ceux qui avaient la main dans la pâte montaient rapidement le dossier, l’argent était versé et les 4 ou 5 personnes dans la combine se partageaient l’argent.  C’est là que j’ai eu un déclic : certaines personnes faisaient mal à notre pays et si on pouvait contribuer à les arrêter ça serait bien… De fait, ils ont tous été arrêtés et condamnés. »

Ses évaluations sur les masses d’argent détournées au Mali font froid dans le dos : « A titre personnel, j’ai mené une recherche – qui a abouti à mon livre. A travers les rapports du Bureau du Vérificateur Général, quelques bulletins de la Cellule d’appui aux structures de contrôle de l’administration (CASCA) et quelques rapports du Contrôle général du service public de la période 2005-2019 (15 ans), j’ai dénombré ceci : 1266 milliards FCFA ont été détournés, volés ou mal gérés. Or ce qu’il faut bien voir : cet argent aurait permis de construire l’hôpital du Mali (4,5 milliards Fcfa) et 267 hôpitaux du même standing, le centre de santé de Diéma (600 millions Fcfa) et des milliers de centre de référence de santé, 45 ponts du même type que le 3e pont de Bamako… »

O. S.

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