Agro-industrie : la réussite d’un touche à tout

Tirer le maximum d’un immense potentiel agro-sylvo-pastoral pourrait relever de la gageure. Mais pas pour Moumouni  Traoré, spécialisé dans la conception de machines industrielles, qui estime que l’expertise locale est en mesure de relever le challenge de la transformation agro-alimentaire.

Un groupe de personnes, visiblement émerveillées, est réuni autour d’un homme. Au centre de son attention, un séchoir solaire « Made in Mali ». Le ministre du Développement rural, Modibo Kéita, qu’accompagne une forte délégation, écoute religieusement l’exposé de Moumouni Traoré, concepteur de la machine. Les performances de celle-ci impressionnent. Elle est, en effet, capable de sécher 350 kilos de pulpe de mangue par jour et de leur faire atteindre une qualité de conservation d’au moins deux ans. La démonstration a eu lieu le 24 novembre 2022 lors d’une cérémonie de remise de matériels à des transformatrices spécialisées dans l’agro-industrie.

Tako Sylla, représentante des unités industrielles, ne cache pas son ébahissement. « Depuis des années, nous nous donnons du mal pour trouver des machines à l’étranger ainsi que des techniciens pour les réparer en cas de panne. C’est un grand évènement que de savoir qu’on a un spécialiste malien à portée de main », commente-t-elle. Elle aura d’autres motifs d’étonnement en faisant le tour des équipements exposés ce jour-là.

Presses hydrauliques (pour la fabrication des huiles), pasteurisateurs, trancheuses manuelles, fourneaux à ventilation solaire, séchoirs volants, solaires ou mixtes (gaz et solaire combinés), chambre froide électrique, tout un assortiment de machines sortant d’ateliers maliens est là, aligné pour le plus grand bénéfice des industriels de l’agro-alimentaire.

Une semaine plus tard, nous retrouvons notre innovateur-concepteur à son atelier métallurgique à Magnambougou (Bamako). Look à la texane (stetson et bottes), Moumouni Traoré nous entraîne dans une visite exécutée au pas de charge dans ses installations. Remarquant que nous nous essoufflons quelque peu à suivre son allure, il nous lance qu’il est une sorte de phénomène dans son quartier à Sikasso, où on l’appelle « le vieux qui joue au ballon avec ses petits-enfants ». Dans l’atelier règne un vacarme assourdissant. On martèle, on découpe, on scie, on soude. Des machines déjà achevées attendent d’être enlevées, d’autres sont en cours de fabrication.

Notre hôte nous explique ce qui l’a amené dans un univers qui n’est pas celui de sa formation d’origine. « Dans notre pays, fait-il remarquer, 40 à 60% des productions fruitières, maraichères ainsi que des produits issus de l’élevage (viande, lait) sont perdus chaque année. A cela plusieurs raisons. A commencer par l’étroitesse du marché intérieur. Tous les produits arrivent à maturité à la même période. Une fois les besoins de consommation satisfaits, l’absence de structures de conservation fait que le restant est jeté ».

 Sans oublier, ajoute le sexagénaire, l’enclavement des zones de production, le mauvais état des routes, la faible disponibilité de moyens de transport pour acheminer les produits des zones de productions vers les zones de consommation. Tout ceci combiné entraine des pertes énormes pour les producteurs, déplore l’innovateur. Au moment où la mangue pourrit à Sikasso, à Gao le même fruit est vendu à 500 F l’unité. De même, à Baguinéda des tonnes de tomates entassées au bord de la route ne trouvent pas preneurs, faute de technologie de transformation et de conservation.

Face à ces anomalies, notre interlocuteur énonce un credo très simple : « En tant qu’innovateurs, nous avons donc décidé d’apporter notre contribution en mettant en place au niveau local des équipements faciles à fabriquer, à entretenir, à réparer en cas de panne et aisés à utiliser par les producteurs et les transformateurs,» dit-il avec fierté, les yeux pleins de rêves.

Ce credo, Moumouni Traoré l’a forgé pendant 40 ans d’expériences diverses. Économiste de profession, le thème de son mémoire a porté en 1984 sur « L’étude du marché des chauffe-eau solaires à Bamako ». Ce qui l’amène à effectuer des enquêtes auprès des laboratoires. « C’est là que je me suis intéressé à la production des équipements », précise-t-il.

Par la suite, il devient un diplômé plein de rêves, mais sans emploi et avec un intérêt poussé pour le solaire. C’est alors qu’il était encore au chômage qu’il monte une société de séchage solaire à Yirimadio (Bamako) sans le moindre financement. Sa voie actuelle, il commence à la trouver en travaillant dans le milieu des ONG. Il fera deux ans à Mopti dans l’installation des pompes solaires, des systèmes d’irrigation solaire et des puits dans plusieurs villages. « C’est là, explique-t-il, que j’ai ajouté à ma formation académique une formation technique et aussi un savoir-faire de gestionnaire. Tous ces acquis me permettent aujourd’hui de faire les études pour analyser la rentabilité des machines qu’on produit ».

« Il n’est jamais à court d’inspiration. Il expose ses idées et moi, je me charge de leur donner une forme matérielle », nous dit Ousmane Cissé, qui aligne plus de dix ans de collaboration avec M. Traoré. « Travailler avec lui, c’est relever en permanence des défis. Quand il débarque avec une nouvelle idée, on discute et souvent tu as même l’impression que c’est impossible, mais au final on y arrive », relate le métallurgiste.

La pratique du séchage solaire a toujours existé dans notre pays. Malheureusement, menée de manière primaire, elle est fortement aléatoire et agit négativement sur la qualité des produits. Or, les Maliens sont devenus de plus en plus exigeants vis-à-vis de ce qu’ils consomment. « Aujourd’hui, les femmes veulent des poivrons emballés, des piments et autres condiments de meilleure qualité, constate notre interlocuteur. Elles sont sensibles à la différence qui existe entre le produit transformé et celui issu de la conservation traditionnelle ».

Autre constat dressé par Moumouni Traoré. « Les Maliens, soutient notre innovateur, disent que les Maliens n’aiment pas que tout ce que les Maliens eux-mêmes produisent. Moi, je dis non. En réalité, le problème, c’est que tout ce que les Maliens produisent est trop cher pour les Maliens. Le sachet de mangue séchée coûte 500 F, voire plus, alors qu’il peut être vendu à 100 – 150 F de Kayes à Kidal toute l’année. A condition que le séchage soit bien fait, et le coût de fabrication maîtrisé. Il faut encourager la consommation locale. Ce qui va se répercuter positivement sur la commande chez les équipementiers locaux et sur l’artisanat local qui se modernise à la longue ».

Notre interlocuteur ne s’interdit pas de rêver pour son pays. « Avec le bétail au Nord, le poisson et le bétail au Centre, les fruits et les légumes au Sud, il y a suffisamment de ressources pour transformer, conserver et vendre les différents produits des zones excédentaires vers les zones déficitaires », analyse-t- il.

Ce qui renforce sa foi, c’est l’engouement de la jeunesse pour la technologie. « J’ai vu des jeunes produire des petits motoculteurs à partir des moteurs de moto Djakarta, s’enthousiasme-t-il, d’autres jeunes qui fabriquent des drones et récemment des Maliens ont remporté le premier prix d’une compétition de robotique aux États-Unis. Il y a juste dans notre pays un manque d’accompagnement des porteurs de projets. Nous avons des centres d’innovations et des services techniques qui malheureusement ne sont pas encore synchros avec les apprentis promoteurs ».

Inutile de dire que Moumouni Traoré est, lui, un fervent adepte de l’innovation. Il fait remarquer que les ateliers de soudure et menuiseries métalliques ne sont utilisés que pour faire des portes et fenêtres alors qu’ils peuvent y ajouter la production de séchoirs solaires, de presses, de pasteurisateurs et bien plus. Il nous parle de ces ateliers qui se sont lancés avec succès dans la mouture des oignons séchés, condiment qui fait le bonheur des ménagères et qui est cédé à un prix très abordable.

Notre innovateur a autour de lui une jeune garde qui profite de ses conseils et de son expérience. Il regrette cependant que l’épineuse question du crédit bancaire représente souvent un obstacle rédhibitoire. « Quelles que soient ton intelligence et ta créativité, tu ne peux rien faire si tu es désargenté », déplore-t-il. Une situation difficile conduit souvent les jeunes chez les usuriers qui pratiquent un taux d’intérêt très fort (30% par mois). 

« Multi tâches », Moumouni Traoré dispense également des formations dans l’irrigation (aspersion, goutte à goutte, système californien) sur plus de 200 ha aménagés. Il a formé des centaines de personnes dans la culture fourragère, excellent aliment bétail utilisé à Mopti et Sikasso. Il initie le recours à des plantes dénommées Jean King Grass, venues des États-Unis et qui se renouvellent quatre semaines après avoir été fauchées. Pour Traoré, il faut amener les éleveurs à produire eux-mêmes leur fourrage pour nourrir les animaux. Car la transhumance tire vers sa fin sous la double pression de l’insécurité et de la pression sur le foncier.

Infatigable touche-à-tout, ne s’interdisant aucune activité qui bonifie l’expertise locale, Moumouni Traoré répète sans cesse une profonde conviction : le développement local se construira à travers la valorisation de notre savoir-faire local. Aux sceptiques qui jugent qu’il va vite en besogne, il rétorque qu’il y a 50 ans, les produits chinois rebutaient par leur piètre qualité. A force d’amélioration continue ils se sont aujourd’hui améliorés et occupent fréquemment une place leader. « Nous pouvons le faire aussi. Chaque génération apportera sa touche. C’est de là que viendra notre développement », conclut l’innovateur.

Oumar SANKARE

Reportage publié par L’Essor le 25/01/2023

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