La rue a bien changé depuis que Mamadou Bouaré s’y est installé dans les années 70 en déblayant les ordures. C’est aujourd’hui une ruche bourdonnante.
C’est une rue à laquelle l’administration n’a attribué aucun numéro et qu’on ne retrouvera peut-être pas sur Google Maps. Et pourtant pour ses occupants comme pour nombre de Bamakois qui la connaissent, cette artère a un nom et même deux : Bolotchi yoro carré ou Bada carré (en français, « rue du centre de vaccination » ou « rue qui mène au fleuve »). Située au Quartier du fleuve en Commune III de Bamako, elle se faufile, en effet, entre l’ancien Service d’hygiène devenu le Centre de lutte contre le diabète et le grand collecteur du Dibida.
C’est un passage à l’aspect peu engageant, au sol creusé de nids de poule et pourtant c’est un site encombré qui accueille une foule de petits métiers. Les réparateurs de motos sont les plus nombreux. Ils côtoient des bouquinistes, des vendeurs de matériel agricole (dabas, houes, râteaux et arrosoirs), de tuyaux et de bidons de toutes les tailles. Ces négociants et leur bric-à-brac prennent tellement de place que la largeur de la rue s’en est trouvée fort réduite.
Mécanique, mode, restauration…
Beaucoup de monde donc et un tintamarre incessant où dominent la musique venant de partout et le grondement de moteurs poussés à fond par les mécaniciens. Ce tapage frappe autant le visiteur que l’atmosphère saturée de fumée d’échappement et un sol noir gorgé d’huile de moteur usagé. Il ne faut surtout pas s’arrêter à ces apparences car Bolotchi yoro carré a aussi ses charmes dont le moindre n’est pas le célèbre restaurant « Bafing », très couru par les touristes et les expatriés. Et toutes ses gargotes à l’air libre qui font de bonnes affaires si on juge par leur fréquentation.
De la mécanique, de la restauration mais aussi de la mode au détour de la rue avec de vieux tailleurs attelés à coudre des pagnes wax sous un grand hangar et toutes les étoffes exposées et proposées à la vente à l’ombre d’un grand arbre.



A l’entrée de la rue, le sexagénaire Mamadou Bouaré tient une boutique de produits phytosanitaires, engrais, semences et insecticides. Sa particularité ? Il est le premier occupant du site.
Mamadou Bouaré se rappelle ces premières années durant lesquelles cette rue était très peu fréquentée. « Vers les années 1967, l’espace n’était occupé que par des bandits. Personne n’osait s’y aventurer contrairement au marché « Dibida » tout proche et qui était très fréquenté. À cette époque, mon patron et moi vendions des produits phytosanitaires au marché « Dibida ». Puis, raconte-t-il, les autorités ont ordonné la démolition des installations des occupants du « Dibida ». Après cette opération, Mamadou a longtemps cherché un lieu où fixer ses affaires. En quête d’un endroit stable, il a ainsi testé plusieurs emplacements avant d’aménager un petit espace dans ce qui deviendra le « Bolotchi yoro carré».
Un ancien nid de bandits
Auparavant, se souvient-il, ce lieu était un dépotoir d’ordures qui dégageait une puanteur insoutenable : « j’ai tout nettoyé et je me suis installé. Je vendais avec la peur au ventre car les bandits étaient fréquents par ici. Mais avec l’aide du bon Dieu, tout s’est bien passé. Voilà qu’aujourd’hui, on ne peut même pas compter le nombre de gens qui gagnent leur vie sur ce site ». Mamadou Bouaré constate qu’à l’époque, sa qualité de premier occupant n’a convaincu personne de le contacter pour acquérir un espace dans la rue. Les choses ont bien changé car le lieu a acquis une valeur marchande certaine. Tandis que la mairie du District prélève sur chacun des business installés ici, un impôt mensuel de 2.500 Fcfa, les emplacements changent à l’occasion de main, revendus ou mis en location par leurs « propriétaires ».
Grâce à Adama Traoré, un des « anciens » de la rue, nous avons une idée des prix pratiqués. En 2003, après avoir vainement tenté de s’installer au marché Dibida, il a déboursé 250.000 Fcfa pour l’emplacement où il a implanté son atelier de réparation de motos et son kiosque de vente des pièces détachées d’engins à deux roues.

Hamma, son voisin, est aussi un réparateur de moto, mais ce quinquagénaire n’est arrivé à Bada Carré que depuis 5 ans. Concentré sur la moto d’un client, il indique qu’il était installé en face de l’ex ministère de l’Économie et des Finances situé au Quartier du fleuve et qu’il en a été chassé par l’organisation du sommet Afrique-France. C’est un ami qui l’a alors aidé à se recaser près d’Adama Traoré. Le changement n’a pas été bénéfique pour ce père de trois filles qui assure gagner moins d’argent que sur son emplacement premier dont l’accès était plus facile et où la circulation était plus importante. Néanmoins, notre interlocuteur fait contre mauvaise fortune bon cœur et se satisfait de pouvoir, grâce à son atelier, faire vivre sa famille et habiter sous son propre toit.
Bourdonnante comme une ruche
Au gré de nos échanges, il désigne un vieux qui approche à petit pas. Ballé Diawara, assure-t-il, connaît bien l’histoire de « Bolotchi yoro carré » car il a été le premier apprenti du « pionnier » Mamadou Bouaré. Ballé Diawara confirme, qu’à l’époque, il accompagnait son cousin Mamadou Bouaré qui l’initiait au commerce et l’aidait à s’orienter à Bamako. Il arrivait alors de Fokola, un village de la Région de Ségou, et était déterminé à travailler pour gagner sa vie en ne dépendant de personne. Il entreprend ainsi de construire une boutique avec des tôles puis se lance dans la désinfection des endroits sales. C’est ainsi, qu’aujourd’hui, ce père de cinq garçons et d’une fille paie son loyer et assure les dépenses de sa famille. Au spectacle de cette rue qu’il a connue déserte et broussailleuse et qui est désormais bourdonnante comme une ruche, il se réjouit sincèrement que tant de personnes puissent y trouver leur gagne-pain.
Ce grand hangar en face de nous, rempli de clients et vendeuses de jus divers, est justement un concentré de l’animation de l’artère : interpellations croisées et bruyantes, musique, grondements de moteurs et coups de klaxon. Bourama Konaré, installé sur un vieux moteur abandonné, promène son regard blasé sur ce spectacle familier : il est là depuis 26 ans. Son patron et lui faisaient de la mécanique au Dibidani près du Centre Djoliba. Mais peu à peu les immeubles commerciaux et les boutiques se sont multipliés et les gens ont afflué. « Les loyers et les cautions étaient trop élevés pour nous », se souvient Bourama Konaré. Leur atelier a dû déménager dans cette rue beaucoup moins sollicitée. Après le décès de son patron, Bourama est devenu le gérant principal de l’atelier qui s’est adjoint un kiosque de vente de pièces détachées pour améliorer le modeste chiffre d’affaires.
Si « Bada » est un remarquable lieu de commerce et de petits métiers, il est loin de constituer une exception au Quartier du fleuve où nombre de rues irrigant le Dibida affichent un dynamisme et une animation similaires dans l’informel, avec des gens modestes mais entreprenants, travailleurs et opiniâtres.
Fadi Cissé

Cet article a été publié par l’Essor le 29/09/2022
